jeudi 26 février 2015

Changer d'avenir en Afrique de l'Ouest, le pari du WATHI (8 et fin): Ce que nous pouvons faire ensemble

Voici venu le moment de casser les murs que nous avons érigés à l’intérieur de nos sociétés pour créer des groupes de concitoyens qui ne se parlent plus, ne se connaissent plus, ne se comprennent plus, ne se croisent plus, ne parlent plus la même langue, ne partagent plus de valeur commune et ne croient pas à la possibilité d’un présent et d’un futur construits ensemble.  Le moment de casser nos réflexes élitistes. 
Le moment de nous remettre en cause, nous qui avons eu la chance de naître au sein de familles où on mange à sa faim, où on parle la langue officielle du pays qui est aussi celle des élites, où les parents ont les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école puis à l’université. Nous qui avons la possibilité de voyager, de découvrir le reste du monde, alors que la très grande majorité de nos concitoyens ne peuvent l’imaginer qu’à partir des images que leur renvoient les chaînes de télévision et l’Internet, et qui projettent quelques milliers d’entre eux sur les routes terrestres et maritimes des migrations mortelles.
Voici venu le temps de la remise en cause de nos certitudes tout en assumant et en défendant les valeurs de liberté, de solidarité, de justice, de modération et de respect de la diversité, qui ne sont la propriété d’aucun continent, d’aucune civilisation. Le temps de choisir clairement le camp de celles et de ceux qui ne se contentent pas de rêver d’une autre Afrique de l’Ouest et d’une autre Afrique, mais qui se proposent d’y travailler concrètement, patiemment et résolument. 
Choisir le camp de celles et de ceux qui ne voient pas seulement les problèmes, les tares, les drames, tous réels et graves, qui assaillent leurs pays et leurs sociétés mais qui apprécient avec la même justesse l’ampleur des efforts accomplis tous les jours par des femmes et des hommes d’un courage et d’une bonne volonté exceptionnels, ainsi que la formidable énergie créatrice des générations actuelles et le potentiel encore plus immense des générations futures. 
Rêver à nouveau, en Afrique de l’Ouest et en Afrique, de grandes réalisations collectives.  Rêver d’un autre présent, et surtout, d’un autre futur que celui qu’on entrevoit. Rêver la nuit mais se réveiller le jour, et le rester aussi longtemps que possible, pour regarder les sociétés ouest-africaines telles qu’elles sont aujourd’hui. Se réveiller pour décrypter les tendances politiques, sécuritaires, économiques, sociétales, telles qu’elles se dessinent en prolongeant les réalités du présent et en convoquant toutes les connaissances sans cesse renouvelées par les efforts universels de l’esprit humain, plus accessibles aujourd’hui que jamais. 
Regarder les réalités de nos pays telles qu’elles sont pour pouvoir concentrer notre énergie, notre temps, notre créativité, notre intelligence collective sur les questions les plus cruciales pour l’avenir, pour celui des dizaines de millions de jeunes qui sont déjà là et pour les cohortes encore plus nombreuses qui les rejoindront au cours des prochaines années.
Penser et agir ensemble pour changer le présent et l’avenir. C’est l’ambition démesurée du WATHI, libre variation sur le thème de waati qui en langue bamanakan ou bambara, évoque le temps. Le temps de l’urgence qui procure l’adrénaline nécessaire à l’action et le temps de la longue durée qui permet de changer le monde en donnant à l’action collective une profondeur et une portée qui transcendent nos ambitions individuelles insignifiantes. 
Laboratoire d’idées et boîte à outils ouverts aux contributions de toutes les femmes et de tous les hommes concernés par l’état actuel et l’avenir d’une Afrique de l’Ouest qui sait son sort lié à celui de toutes les autres régions du continent, le WATHI est d’abord et avant tout un état d’esprit. Un état d’esprit fait de réalisme, d’idéalisme, de confiance et d’entrain. L’état d’esprit qui permettra de changer l’Afrique sans avoir peur de perdre nos identités plurielles.
Cela semble toujours impossible jusqu’à ce qu’on le fasse (Nelson Mandela, 1918-2013)


lundi 16 février 2015

Changer d'avenir en Afrique de l'Ouest, le pari du WATHI (7): Ce que nous dit l’état d’une région sur ses élites

Le programme de travail commence à prendre forme. Il est vaste et plutôt effrayant. Les générations actuelles d’Africaines et d’Africains doivent s’assurer que ce qui a déjà commencé à changer en bien depuis une vingtaine d’années sur les plans politique, économique, culturel et social, continue à changer et à un rythme accéléré
Elles doivent aussi et surtout faire bouger ce qui ne change pas ou qui se meut tellement lentement que les effets n’en seront perceptibles que dans un siècle. Voici venu le moment de secouer le tronc du cocotier et, s’il le faut, d’en extirper les racines pourries plutôt que de se limiter aux feuilles rabougries et aux noix desséchées, signes extérieurs d’une mort lente.
Seulement voilà : qui sont, dans chacun des pays ouest-africains, les femmes et les hommes aujourd’hui capables de s’attaquer collectivement à ce chantier ébouriffant ? Pourquoi prendraient-ils des risques individuels importants, y compris physiques, pour révolutionner des systèmes et des fonctionnements injustes et pervers qui font le bonheur au quotidien de milliers de familles politiquement et financièrement puissantes ? 
Dans les pays africains comme partout ailleurs, il n’y a que très peu de chances pour que les personnes issues des catégories les plus pauvres aient le temps, l’énergie et les capacités de mobilisation indispensables à l’organisation d’actions collectives d’envergure afin d’obtenir des changements radicaux et durables. L’intensité des liens familiaux, claniques, ethniques, religieux, couplée à la concentration de la pauvreté et de la marginalisation dans les zones rurales et périphériques, rend cette perspective particulièrement peu probable en Afrique de l’Ouest.
Pour qu’elle ait une chance de réussite, la dynamique de changement exige l’engagement de groupes de femmes et d’hommes qui peuvent se permettre de prendre le temps de rechercher des informations, de lire, de naviguer sur Internet, de communiquer par téléphone et par courriers électroniques, d’organiser des réunions, d’établir des plans d’action et des budgets, de mobiliser de l’argent, de diviser les tâches, d’élaborer des stratégies, de contourner les obstacles et les pièges, et de faire tous ces efforts dans le cadre d’actions qui ne soient pas individuellement lucratives.  
Seules les personnes qui mangent très bien et dont les dépendants mangent aussi à leur faim, celles qui ont les moyens de faire face à des dépenses de santé imprévues et n’ont aucune raison de penser que ce confort relatif peut être remis en cause à tout moment, sont capables de s’aventurer dans des actions collectives autres que ponctuelles pour « changer le système » radicalement et durablement dans leur pays.
Ce sont donc bien des personnes des milieux sociaux relativement privilégiés qui peuvent insuffler une dynamique de changement systémique dans les sociétés africaines allant au-delà de révolutions et de ruptures politiques sans lendemain. Ces Africains appartenant aux classes privilégiées n’ont individuellement pas d’intérêt personnel à le faire parce que les systèmes existants les favorisent outrageusement dès lors qu’elles veulent bien s’y intégrer. 
Et parce qu’elles peuvent toujours, compte tenu de leurs diplômes, de leur savoir-faire réel ou supposé, de leur carnet d’adresses, de leur niveau d’information élevé sur les opportunités existantes dans leur pays et à l’étranger, échapper au système, à ses compromissions et à l’inconfort moral qu’il génère chez les plus scrupuleux.
Si vous trouvez en effet que dans votre pays, l’engagement politique partisan signifie l’adhésion à un club de corrompus, si vous estimez que l’accès à un poste important dans l’administration publique ou dans une entreprise publique équivaut à l’intrusion dans un monde de requins obsédés par l’enrichissement le plus rapide possible et que vous avez un problème avec cela, si vous avez de bonnes raisons de croire que vos compétences, votre ardeur au travail, votre excitation à l’idée d’apporter quelque chose à votre pays ne vous rapporteront même pas reconnaissance et admiration de vos collègues et de la société, alors votre décision rationnelle consistera à rechercher un emploi au sein des représentations locales des organisations internationales gouvernementales ou non gouvernementales, au sein de grandes entreprises privées à capitaux étrangers, ou à vous installer à l’étranger, là où vous pourrez gagner votre vie confortablement sans devoir tremper dans des malversations ou observer quotidiennement avec dégoût le dépérissement moral de votre société.            
L’enjeu d’un investissement aujourd’hui dans des actions collectives en vue d’une rupture dans le fonctionnement des pays africains, ce sont les conditions politiques, économiques, sociales et culturelles dans lesquelles vivront les centaines de millions d’Africains en 2030, 2050 et 2060. De la même manière que ce qui a été fait, et surtout ce qui n’a pas été fait, par les élites dans chacun des pays entre 1960 et 1980 a largement déterminé les conditions dans lesquelles les Africains vivaient en 2010, ce que les élites vieillissantes actuelles ont fait depuis les années 1990 et ce que celles qui sont en train de les remplacer progressivement vont faire ou ne pas faire dans les années à venir façonnera l’Afrique subsaharienne de 2030 et de 2050.
Lorsque je parle d’élites ici, je n’ai pas en tête les seules élites politiques, administratives, économiques et intellectuelles mais toutes les personnes qui dans chacun des pays de la région sont capables d’exercer une influence particulièrement forte sur l’évolution politique, économique, culturelle, idéologique de la société à laquelle elles appartiennent, quelles que soient les sources de cette influence. Je n’aime pas particulièrement cette catégorisation de la société distinguant « les élites » et « les autres » mais le fait est qu’elle existe, en Afrique comme partout ailleurs.
Les élites en formation qui ont une trentaine ou une quarantaine d’années en 2014 ont trois décennies devant elles pour changer la trajectoire de leurs pays respectifs. Elles seront collectivement comptables du grand bond en avant, de la stagnation ou du grand saut en arrière que chacun des pays aura fait d’ici là. La question qu’il me semble nécessaire de se poser alors est de savoir si le simple renouvellement naturel des élites suffira à garantir un meilleur avenir pour les centaines de millions d’enfants et d’adolescents d’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui. 
Presque partout, n’en déplaise aux élites qui font tout pour s’accrocher le plus longtemps possible à leurs positions politiques, administratives, économiques, traditionnelles et même religieuses, le renouvellement se fera. Nous finissons tous par mourir. Nous finirons tous par mourir. Même ceux qui se prennent pour des demi-dieux.
Les nouvelles élites auront en moyenne un niveau d’éducation et de formation supérieur à celui de leurs prédécesseurs. Elles seront également en moyenne plus informées et ouvertes sur le reste du monde, ayant souvent étudié en partie à l’étranger ou en tout cas voyagé et ayant grandi avec l’ordinateur, l’Internet et le téléphone mobile. Mais quelles valeurs porteront-elles ? Seront-elles plus ou moins sensibles à l’intérêt général que les générations précédentes ? Seront-elles plus préoccupées que ces dernières par le décrochage économique, éducatif voire sanitaire de millions de leurs compatriotes piégés loin des grandes villes dynamiques ou dans les périphéries urbaines aux allures de bidonvilles ?
La réponse n’est pas évidente. Les jeunes élites actuelles et celles qui sont en cours de formation sont très majoritairement les enfants des élites retraitées ou vieillissantes. Les enfants des élites les plus aisées ont généralement reçu une éducation supérieure dans les universités et grandes écoles d’Europe, d’Amérique et plus rarement d’Asie ou du Moyen-Orient. Une partie significative de ces Africains finit par faire carrière dans les pays étrangers où ils ont été formés ou dans d’autres en fonction des opportunités qui se présentent à eux. Il s’agit d’une perte incommensurable de ressources humaines qualifiées pour tous les pays africains.
Le mouvement ne fait que s’accélérer avec la mondialisation et malgré les barrières à l’immigration qui n’affectent que modérément les enfants des élites riches. Une autre partie de ces jeunes formés à l’étranger reviennent dans leur pays d’origine pour s’intégrer dans le cercle des élites locales, généralement dans le secteur privé, des organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales, plus rarement, beaucoup plus rarement, dans l’administration publique et les entreprises et agences publiques.
Les enfants des élites qui disposent de moyens financiers plus limités que ceux du premier cercle font généralement leurs études supérieures dans les meilleures institutions disponibles dans leur pays, dans les pays voisins, ou un peu plus loin en Afrique du Nord, Maroc et Tunisie notamment. Parce qu’ils conservent un lien régulier avec leur pays et leurs réseaux, ces jeunes, une fois diplômés, peuvent rejoindre aisément les cercles des nouvelles élites politiques, administratives et économiques locales. Qu’ils soient issus de familles riches ou juste aisées, ils ont dans tous les cas été moulés dans l’éducation morale reçue de leurs parents et dans celle qui transpire de leur environnement social.
Il n’y a pas de déterminisme en la matière. Tous les enfants d’élites africaines corrompues et égoïstes ne sont pas de futures élites corrompues et égoïstes. Tous les enfants d’élites africaines intègres ne sont pas de futures élites intègres. Même si on peut penser que les premiers ont en moyenne relativement plus de chances d’être corrompus que les seconds en raison des valeurs et des principes transmis par les parents, ou de l’observation au quotidien par les enfants du décalage entre les valeurs professées par leurs parents et les comportements de ces derniers. On peut le penser mais on ne peut certes pas l’affirmer.
Le vrai problème se trouve au niveau des valeurs et des normes de comportement véhiculées par le tissu social. Tout observateur ouest-africain de bonne foi le reconnaîtra : les valeurs de travail, d’empathie, d’honnêteté et de refus de la violence dans la vie publique ont été sérieusement battues en brèche par les gouvernants et ont été progressivement mais sûrement remplacées par l’adoration du « Dieu Argent » et par son corollaire, une morale qui veut que la fin justifie tous les moyens. Dans la phase critique parce que fondatrice de formation des Etats-nations africains dans leurs frontières actuelles, - les six dernières décennies pour beaucoup, les quatre dernières pour les anciennes colonies portugaises -, ce sont les élites les plus cupides qui se sont trop souvent imposées.
Il n’y a hélas aucune raison pour que l’arrivée de nouvelles élites suffise à régénérer les valeurs piétinées par leurs prédécesseurs, à assainir les pratiques qui gouvernent le jeu politique, à cesser de faire de certains cercles de pouvoir en Afrique des lieux de distribution de mallettes bourrées de billets de banque à des courtisans et des mafieux impliqués dans toutes sortes de trafics, à décentraliser les mécanismes de prise de décision, à refonder l’organisation et le fonctionnement des administrations et des entreprises publiques pour en faire des pôles de compétences guidés par l’exigence de résultats et la protection de l’intérêt public.
Le système mis en place délibérément ou incidemment par la classe dirigeante de la plupart des pays africains au cours des dernières décennies véhicule des incitations négatives qui continueront à assurer de manière automatique la victoire des élites avides de pouvoir et d’argent sur celles qui ne sont pas allergiques au pouvoir et à l’argent mais aimeraient également contribuer au développement économique et social de leur pays et permettre ainsi à la descendance de leurs compatriotes qui ont eu moins de chances à la naissance de jouir d’une vie meilleure.
Ces incitations créent ce qu’on pourrait appeler un mécanisme de sélection négative. Si la principale condition pour espérer entrer dans le cercle des élites politiques gouvernantes est de déployer des moyens financiers astronomiques impossibles à réunir de manière licite dans le contexte d’économies peu productives, les candidats les plus honnêtes seront systématiquement battus par ceux qui sont prêts à tout. Une fois leur victoire acquise, il est logique que les gagnants travaillent d’abord, sinon exclusivement, à la reconstitution de leur fortune personnelle et à la récompense des forces qui les ont soutenues dans l’ombre.
On peut être cupide tout en étant travailleur et brillant. Un tel système peut générer de temps à autre des élites gouvernantes qui font progresser leur pays dans quelques domaines. Mais il me semble incontestable que les règles actuelles de la compétition politique sur le continent ont tendance à sélectionner insidieusement au plus haut niveau des Etats une trop grande proportion d’élites peu concernées par l’intérêt général. 
Les autres, ces personnes qui croient que les qualités les plus importantes pour entrer dans le cercle des décideurs sont la compétence, l’ardeur au travail, le sens du service public, finissent par comprendre qu’elles n’ont qu’une chance imitée de survie dans un tel système. Elles n’ont alors que deux options : jeter aux orties leurs convictions et faire ce qu’il faut pour se faire une place, ou jeter l’éponge et sortir du monde impitoyable de ceux qui tiennent les rênes de l’Etat.
La force d’un tel système est de donner des signaux suffisamment clairs pour décourager l’entrée des indésirables dans le jeu. Vous n’entrerez pas dans une compétition si vous êtes convaincus dès le départ que vous serez battus, voire écrabouillés. Nombre d’élites africaines compétentes et honnêtes aujourd’hui vieillissantes et retraitées ont renoncé à défier les systèmes en place après avoir été humiliées, rejetées, marginalisées au cours de leur carrière politique ou administrative. Rien ne laisse penser que leurs enfants – et ceux des autres – n’ont pas déjà fait le choix rationnel de ne jamais essayer de se frotter à tout ce qui concerne la politique et la gestion de l’Etat. Ou celui d’enterrer des valeurs et des principes éthiques qui n’ont attiré que des ennuis à ceux qui ont voulu les porter. 
Le scénario le plus probable au cours des prochaines décennies, en l’absence d’un changement profond et visible dans les incitations enchâssées dans les fonctionnements actuels des Etats ouest-africains, est celui d’une poursuite assidue d’une sélection négative des ressources humaines. Les jeunes élites les plus prometteuses de chacun des pays de la région auront de plus en plus tendance à préférer la vie et le travail à l’étranger, là où leurs elles peuvent faire valoir leurs compétences tout en échappant aux pressions, sollicitations, compromissions et menaces qui caractérisent l’environnement politique, économique, social et culturel de leur pays d’origine.
Celles qui choisiront de rester auront toujours davantage tendance à éviter les secteurs d’activité dans lesquels la compétence, la volonté de bien faire, le travail, la créativité et le respect d’une éthique minimale sont davantage des facteurs de marginalisation et de stagnation que des garanties de réussite professionnelle. Beaucoup continueront à se réfugier dans les niches matériellement confortables des organisations internationales, des agences de gestion de projets de développement directement financés par les partenaires étrangers et des quelques grandes entreprises à capitaux privés étrangers. 
Une petite partie de ces jeunes Africaines et Africains réussira à pénétrer le cercle des élites économiques de leur pays en développant des activités innovantes dans le secteur privé, dans les rares domaines qui ne sont pas complètement contrôlés par des clans solidement installés et protégés de la concurrence de nouveaux entrants par leurs connexions politiques et leur maîtrise des pratiques corruptives.
Devrait-on réellement s’inquiéter de ces perspectives ? Est-ce grave si une proportion toujours plus importante des potentielles élites nouvelles et futures des pays africains trouve le salut dans la carrière et la vie hors du continent ? Est-ce grave si celles qui restent ou reviennent dans leur pays et entendent compter sur leurs seules compétences pour gagner leur vie ont une lourde tendance à ne jamais considérer une carrière dans le secteur public, et encore moins à s’engager sur le terrain politique décrété irrémédiablement corrompu et dangereux ? 
Oui, cela pose un sérieux problème. Cela conduit à abandonner chaque jour encore plus le contrôle du champ politique et administratif, c’est-à-dire les rênes des Etats, aux élites qui y viennent pour les mauvaises raisons : se servir de leur appartenance au cercle des décideurs pour s’enrichir vite, considérablement et profiter de privilèges extravagants.
C’est un grave problème pour les pays ouest-africains et africains en général, et plus précisément pour les couches les plus pauvres de la population, parce que ce sont elles qui ont un besoin vital de services publics fonctionnels et de politiques publiques réfléchies et efficaces. Si on abandonne le contrôle politique et économique des Etats aux élites les plus individualistes et cupides, même aux plus brillantes parmi elles, ils connaîtront peut-être des phases de croissance économique remarquable mais il n’y aura aucune chance d’y voir un développement humain partagé et de s’attendre à une réduction marquante des injustices sociales qui empoisonnent déjà et empoisonneront encore davantage la vie quotidienne de chacun et de tous dans les pays africains au cours des années et décennies à venir.
Ce serait une grave erreur pour les résidents des villes ouest-africaines qui sont encore paisibles et plutôt agréables à vivre, de penser qu’il en sera toujours ainsi en l’absence de politiques visant précisément la préservation de cette tranquillité. L’Afrique urbaine qu’on aime, c’est celle où l’on échange chaleureusement les salutations matinales lorsqu’on croise des voisins dans le quartier, celle où on peut marcher sans crainte de se voir agressé dans son quartier et même à des kilomètres de celui-ci. C’est celle où on ne se sent pas obligé de verrouiller sa maison à triple tour dès que l’on rentre le soir du travail, protégé par des gardes privés en uniforme armés de gourdins, ou pire, d’armes à feu. C’est celle où on n’a pas l’impression que des voisins aux revenus cinq, dix ou vingt fois plus faibles que les siens vous veulent du mal, alors qu’ils pourraient avoir des raisons d’être amers et agressifs.

Cette Afrique-là est menacée là où elle existe encore. Rien n’autorise à penser que l’approfondissement continu et accéléré du fossé matériel et intellectuel entre la minorité des élites et la masse de ceux qui stagnent et dont les yeux luisent devant l’accumulation des signes extérieurs d’opulence ne s’accompagnera pas, plus tôt qu’on ne le pense, d’une radicalisation des rapports sociaux, d’une tension permanente entre les classes sociales et d’un niveau de violence au quotidien qui empoisonnera l’existence de tous. 
Projetez les conséquences sécuritaires d’un approfondissement des inégalités, et ajoutez-y tous les facteurs qui alimentent déjà l’insécurité et l’instabilité en Afrique de l’Ouest, du terrorisme de Boko Haram au legs préoccupant d’années de crise violente et d’impunité dans plusieurs pays de la région, en passant par les activités des puissants réseaux de criminalité organisée, et vous conviendrez avec moi que le pire est peut-être à venir.